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La ramaougerie de pommé

mardi 18 octobre 2016

LA RAMAOUGERIE DE POMMÉ

Extrait du journal Ouest-Éclair d’octobre 1940. Une ramaougerie de pommé en pays de Fougères (35).

Ébouriffées, les gamines du village des Luettes rondaient au bord de la route, parmi le vol des premières feuilles d’arrière-saison. L’angélus tinta à l’autre bout du vent.

La ronde chantait :

« Bi-ban-ban, cloche fêlée,
Ma grand’mère est enterrée,
Dans l’jerdrein à la pôrée,
Et quand la pôrée lèv’ra... »

Une voix glapit : « Maria, faut rentrer les p’tits et aller au lit, vitement ! »

La marmaille s’égailla : la mère Venet n’aimait point attendre. Elle dispersa les gosses restant : « Faut vous n’alleû, Jaousé et té Eucienne, et dire chez vous qu’on les attend pour la ramaougerie. »

Tout le logis était en effervescence ; la grande cheminée de granit engloutissait avec une hâte sonore des fagots grésillants. Maria avait charge, étant l’aînée, d’enlanger le benjamin de la maisonnée. Chantonnant, elle lui épelait les cinq doigts fluets et roses :
« Peucerot, lèche-pot, longis, mal assis, le p’tit dâ dou Paradis. »

« Faut t’presser », secoua la Venette ; elle avait quitté le demi-cercle des gens occupés à la " pèlerie " des pommes.

Finement insinuante, l’odeur des fruits mûrs : grand et petit fréquin, "bé d’oiseu" (bec d’oiseau), moussette, créait un fond heureux à l’ambiance. Une demi-douzaine de couteaux pelaient, pelaient.

« Laisse surtout pas de pépins » , dit Venet au Jeune Christian, venu du Village de Pierre Cutte, en avant-garde.
« Y en a qui mettent les pommes comme ça dans la " pelle " et qui les passent après bouillir. »
« Tu dis ben, continue son agressive épouse ; j’peux seulement plus r’trouver la grande passette. Et pis c’est plus propre comme ça, mais c’est plus long. »

Deux pleins sacs avaient été épuisés. On empila les pommes défigurées, dûment « époupinées », dans la grande " pelle " d’or : une ronde cuve d’airain, assise sur son trépied, façonnée dans les temps paisibles par le marteau des " sourdins " de Villedieu-les-Poêles : « Çà n’a plus d’prix, à c’t’houre, une pelle pareille » concéda orgueilleusement la fermière.

Mais on allait " ramaouger ".

Le père Venet conseilla sans aménité la petite servante qui entassait de fines branches du fagotier : « Tu vas faire tout ça prendre au fond et me détruire la " pelle ". Prends plutôt des " atelles " de ragosses... » Sa rouspétance se perdit dans le brouhaha des chaises et tables repoussées au long des murs et des deux lits, et des voix d’arrivants.

Pour que la centaine de livres de pommes mises à fondre prit la consistance brune d’une confiture à conserver (on s’en régalerait encore aux collations de la saison chaude) il fallait sans nerfs mais sans avoir de cesse de remuer la marinade glougloutante, haute déjà en odeur, c’est à dire " ramaouger ".

L’ancien des Luettes commençait bientôt, nanti d’une perche longue (on ne tenait qu’à peine à quatre pas devant le brasier) en guise de " ribot ".

« Une quantité d’pommes comme y a, la ramaougerie durera bien quatre couples d’heures. »
Ayant dit, la Venette versait du flip de poiré dans les bolées rangées sur une balancelle. « On n’a même pus où s’mettre ! » Car pour relayer les bonnes volontés, la jeunesse de Pierre Cutte, des rues et de tout le village des Luettes avait été conviée.

On essuyait bruyamment des sabots devant la porte ; une grosse haleine froide entrait avec les jeunes gârs et filles.

Les anciens qui tout l’après-midi furent de la " pèlerie " se rapprochaient de l’âtre. Tabajour le carrier, avait toujours la manière de " contèu " des histoires de " diabège " qu’il avait lu " es " almanachs ou fignolait de son verbe traînant mais porteur d’expressions bien à lui. Pour l’heure il évoquait certaines diableries de la campagne de Saint-Sauveur ou Saint-Hilaire-des-Landes, avec des " m’noux d’oraige " ou des " apparaissances " funambulesques.

On avait fait coucher Christian, venu de Pierre Cutte : « Y va tomber dans l’fouyeu tête la première. » Mais le gosse, sous l’amoncellement des casquettes et manteaux jetés sur le lit perçut encore la description de Tabajour :
« Le diâble, pisque c’t’ait li, se présentait tout biscornu, point plaisant à voir, avec une patte de saute (un boitillement) et tout crossé comme eune guêpe sur un terrouin (courbé comme une abeille sur un vieux morceau de bois). »

L’enfant s’ensommaillait, malgré son vouloir. Quand il rouvrait les yeux, le spectacle était devenu hallucinant. Les anciens rangés, ne parlant plus guère, portaient avec peine leurs visages rosis devant l’âtre.

Et surtout des ombres gesticulaient au plafond. La " pelle " envoyait maintenant des bouffées d’alambic. Le père Venet avait arrosé les pommes de maints pots de cidre nouveau. La Venette, se penchant vers l’enfant qu’elle voyait se refuser au sommeil lui murmura :« Coute, coute, petit, la pelle on la dirait heureuse : elle glougoute et rote comme une qui en aurait son compte ! »

Le pommé bouillait paisiblement.

Mais les jeunesses s’impatientaient. Les hôtes avaient eu l’heureuse pensée d’inviter un accordéoniste : « On aime mieux ça core que l’phono », et bien vite, les polkas « balancez vos dames », endormirent Christian.

Il ne s’éveilla qu’au bruit de chicanes sonores. Le feu était tombé, la porte entr’ouverte dans la demi-nuit d’avant l’aurore. Les danseurs, plus ou moins échauffés, n’arrivaient plus à retrouver, sur le le seuil, leurs paires de sabots. Des filles s’en furent en espadrilles parmi les flaques insidieuses : « Cé té, Guste, qui m’a fait la farce ! »

Au jour, la Venette épuisa la marinade fauve de la " pelle ", la répartissant dans des verres et même de ventrus pots de grès qui servent aussi bien de beurrier que de " charnier " pour le lard salé.

Christian de Plerre-Cutte a aujourd’hui trente ans.

On ne fait plus de danseries dans les fermes des villages d’automne. Mais, plus que jamais, la saison s’est montrée propice à ces confitures exquises de pomme au " pommé ". Et on a pelé encore et ramaougé... sans accordéon...

J. O.

Ouest Éclair du 17 et 22 octobre 1940